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vendredi 14 septembre 2012

De Bihać a Jajce - Buffalo Bill musulman


Trois jours de repos a Bihać permettent a Benjamin de se remettre de ses tracas intestinaux. Nous en profitons pour nous renseigner sur le Parc National Una que nous comptons traverser. Ce parc a été tout récemment créé, la saison s'acheve, aussi nous sommes les seuls touristes. Le calme ahurissant et le temps brumeux confèrent à l'endroit une atmosphere bien particuliere qui nous fait penser au film Stalker de Tarkovsky. Nous marchons le long de la rivière Una, frontière naturelle croato-bosniaque, sur l'autre rive file la ligne desaffectée de l'ancien chemin de fer qui reliait Stuttgart à Splitt au temps de la Yougoslavie. Nous passons deux nuits dans le parc. La première chez Šefik qui, face au developpement (modeste) du tourisme lié à la création du parc, accueille volontiers les campeurs au milieu de ses pruniers. La seconde à Martin Brod où les seuls autres campeurs sont un sympathique couple de savoyards. Nous visitons les chutes d'eau ensemble et ils nous invitent très spontanement à diner avec eux. Catherine et Bernard improvisent leurs vacances en camping-car en privilégiant les espaces discrets et peu frequentés. Cette approche libre et decontractée du tourisme nous parle evidemment.Bernard, alors qu'il avait notre âge, est parti un an au Guatemala faire de la spéléo et découvrir tout un tas de lieux incroyables (rivière souterraine, cité oubliée et peintures rupestres). Catherine agrémente cette discussion d'une délicieuse tomme crayeuse et d'une infusion de vulnéraire (cueillie par leurs soins dans le massif de la chartreuse) qui mettra un terme aux problèmes gastriques de Benjamin.

Parmi les quelques Francais que nous avons croisés depuis notre départ :

- Bastien, (rencontré dans un camping en Lombardie) fait un Aller/retour a Istambul à vélo depuis Briancon

- Yaya le Breton (rencontré dans un bar perdu avant la douane bosnienne) revient de Turquie en stop apres s'y être rendu en vélo le long du Danube

- Stéphanie Maillard que nous ne pouvons qu'imaginer après avoir lu son adresse sur un petit papier conservé précieusement par une mamie dans un village bosniaque. On a cru comprendre qu'elle traversait la Bosnie à cheval


Arrivés à Drvar, après maintes hésitations, nous décidons de remonter vers le nord pour récupérer la route principale qui mene à Mostar. Pas que nous apprécions spécialement la compagnie des voitures, mais la présence des mines nous contraint de toutes facons à rester sur les routes, et la Bosnie étant à peu près aussi densément peuplée que la Lozère, le ravitaillement se serait avéré compliqué, voire impossible en empruntant les routes secondaires.

Cette décision prise, nous devons refaire en sens inverse 5 km que nous avons fait la veille. Nous nous autorisons alors un peu de stop. C'est une 4L bringuebalante qui finit par s'arrêter. Le papi qui la conduit fume comme un pompier, braille tout un tas de trucs en bosniaque dont nous ne saisissons que des bribes, et sort de sa boite à gants une fiole de gnole qui réveille l'estomac de Benjamin dès 9h du matin. Vers midi, c'est Bernard et Catherine, les francais de Martin Brod, qui nous doublent dans la montée et nous attendent au tournant. L'invitation pour un thé se termine en repas...etc...etc

Deux jours plus tard, alors que nous passons devant le cimetière de Kapljuh où des types sont en train de creuser une tombe, l'un d'entre eux descend énergiquement à notre rencontre. Il bricole un mini bar au cul de sa voiture, au programme: bières, cigarettes et alcool de prune, il est 11h du matin ! Millo est agité, curieux et avide de conversation. Frustrés par la barrière de la langue, nous ne tardons pas à sortir nos carnets qui comportent des dessins et surtout une traduction en bosniaque des motivations de notre voyage à pied. Il est ravi de nous lire. Alors que nous regardons la carte et que nous énumérons les pays que nous comptons traverser, il corrige lorsque nous nommons le Kosovo par la Serbie. Ok... Il est lui même Serbe orthodoxe et nous fait un bref résumé du découpage des Balkans et des tendances identitaires et religieuses de chacune de ses régions. Nous le quittons après avoir tenté de refuser à plusieurs reprises qu'il remplisse l'une de nos gourdes d'alcool de prune, en vain...

Quelques kms plus loin, après avoir vidé la prune dans un fosse (on ne pouvait pas raisonnablement s'enfiler 1 demi litre de gnole a 10h du mat) nous demandons de l'eau à un adorable couple de petits vieux qui nous invitent aussitot à nous asseoir. Un café turc et un sirop de citron plus tard c'est notre ami Millo qui surgit comme par magie de derrière la maison. Après s'être décapsulé une nouvelle bière, il nous explique en riant que nous sommes chez son oncle et sa tante. Ces derniers nous proposent de dormir chez eux. Il est encore tôt et nous expliquons que nous envisageons de marcher jusqu'à Bravsko. "la ville des terroristes" selon Millo qui s'empresse d'ajouter que le village suivant n'est pas mieux car en plus des terroristes il abrite de dangereux criminels. Il a le sourire aux lèvres, l'humour douteux et plus de 3g d'alcool dans le sang, nous ne le prenons pas au sérieux et nous avons bien raison car les aimables personnes qui nous indiquent un endroit où poser notre tente à Bravsko n'ont pas l'air bien méchantes mais plutot de sortir tout droit d'un film de Kusturica.  

Les paysages de cette partie de la Bosnie sont incroyablement paisibles, d'un calme qui semble immuable, comment imaginer la guerre ici ? Des prairies amandes creusées de dolines d'un vert chatoyant, des pruniers de ci de là, quelques sapins, une vache...


La route est finalement assez calme, nous pensons avoir fait le bon choix. Sur notre chemin, Ivan et Dragana nous invitent dans leur jardin à boire un jus de prune. Nous baragouinons quelques questions en bosniaque sur leurs activites agricoles, leur élevage, leur production de fromage; ils nous en offrent une pleine assiette et une demi tomme à mettre dans notre sac. Le mari a l'air un peu triste et renfrogné alors que sa femme virevolte en tous sens avec le sourire. Il en profite pour lui donner toutes sortes d'instructions: "Offre leurs du fromage", "va chercher mes lunettes", "détache le chien". Bref, elle est en activité permanente, il ne faudra pas s'étonner si à terme elle vit 20 ans de plus que lui...Dans la série accueil paysan, deux jours plus tard, nous nous faisons cueillir à la sortie de la tente par un couple d'agriculteurs qui, après nous avoir offert un café bosniaque, nous fait cadeau d'un bon morceau de viande fumée. Le mari qui a travaillé en Autriche pendant 20 ans ne cessera de dire a Benjamin qu'il ne pige rien à l'allemand. Il faut préciser qu'il avait un foutu accent autrichien et un débit de parole pas pique des hannetons.

En approchant de Jajce et de ses lacs, les reliefs s'intensifient tandis que les forêts s'epaississent. Les montagnes ont des allures de gros nounours poilus. Dans le bar-cahute de Jezero, Rusmir et Biljana déconnent joyeusement alors que nous cherchons un coin ou camper. Rusmir nous interpelle tout de suite en allemand et nous offre un verre. Nous passons la soirée avec eux, leur compagnie est réjouissante d'autant plus qu'ils saisissent assez finement les motivations et les bénéfices de notre projet. Rusmir nous complimente sur notre choix de vie: "Vous avez compris a 30 ans, ce que beaucoup de gens ne comprennent qu'à la fin de leur vie: l'essentiel est de prendre son temps et de vivre simplement". On lui rappelle que malheureusement ce mode de vie a un terme pour nous. Comme beaucoup de Bosniaques avec qui nous avons échangé, Rusmir est parti travailler à l'etranger avant de revenir passer sa retraite ici. Il a été camionneur pour une compagnie de transports suisse pendant 20 ans. Ce musulman aux allures de Buffalo Bill a roulé sa bosse à travers toute l'Europe et compte bien nous faire découvrir les merveilles de sa ville: "De toute facon avec la pluie qui va tomber demain, vous ne risquez pas de marcher les enfants". Le lendemain matin des 8h il est au rendez-vous et nous embarque sous la pluie battante dans sa voiture pour nous faire découvrir, sa maison retapée par ses soins, sa collection de chiens (Golden retriever et St Bernard), son verger (pour le fameux alcool de prune), un point de vue imprenable sur le lac et les fameuses cascades de Jajce.